FUNIX

Les inégalités entre l'outre-mer et la métropole : cas particulier de l'île de la Réunion


Partie 1

Une évolution nécessaire du modèle socio-économique sous forte contrainte

Partie 2

Les leviers de réduction des inégalités

Conclusion


Les inégalités entre l'outre et la métropole cas particulier de la Réunion


La Réunion un rattrapage en trompe l'oeil



Les débuts de la colonisation

Quiconque est allé à la Réunion est frappé par la diversité de sa population, elle a été façonnée par le colonialisme et lesvagues de migrations successives qu’a connu l’île pendant trois siècles à partir du début de sa colonisation en 1663 par les premiers colons français.

Le premier navigateur connu à avoir mis les pieds sur l’île la Réunion est le pirate anglais Samuel Castelton qui y fait escale en1613 avec son bateau Pearl et lui donna le nom d’England’s Forest. Ce sont pourtant les français qui en prendront possession en 1638, l’île estofficiellement baptisée « île Bourbon » à partir de 1642 du nom de la famille royale régnante. Son peuplement permanent commence à partir de 1663 avec l’arrivée des deux premiers colons français accompagnés de dix esclaves malgaches qui ont aussi vite pris la poudre d’escampette à l’intérieur del’île, devenant les premiers esclaves « marrons » (fugitifs) de la Réunion. Ils seront suivis par un deuxième groupe d’une vingtaine de jeuneshommes partis de Brest en 1665 à bord de la flûte de 22 canons Le Taureau qui faisait partie d’une flotte de 4 bateaux armés par la compagnie générale des Indes. Ils arrivent la même année sur l’île, parmi ces hommes on trouve René Hoarau lointain ancêtre de l’auteur de ce mémoire. L’année suivante 10 navirespartent de métropole avec à leur bord 1700 personnes dont 32 femmes et arrivent sur l’île en 1667 après un voyage particulièrement éprouvant qui cause la mortde 400 passagers victimes du scorbut. L’arrivée des premières femmes marque le début de la colonisation avec les premières naissances sur place, parmi elles on trouve Marie Baudry qui deviendra l’épouse de René Hoarau et lui donnera la descendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui. La population ne cesserad’augmenter avec les arrivées continues de colons et à la faveur d’un taux de natalité soutenu. La population se monte à 150 personnes à 1675, à 750 en 1704 dont la moitié sont des esclaves, puis 8000 en 1735. L’île est administrée par la compagnie des Indes jusqu’en 1764 puis bascule sous administration royale.

Illustration 1 : Itinéraire de la flûte Le Taureau en 1665 avec à son bord René Hoarau originaire de Boulogne sur mer (source http://romafe.unblog.fr/le-voyage-de-jacques)

 

Après la révolution, l’île ne pouvait garder le nom de la famille royale déchue, aussi le 23 mars 1793 la convention décide de changer le nom de l’île qui devient « la Réunion » à l’initiative de Gaspard Monge, ministre de la Marine et des colonies de l’époque. Pour la petite histoire,le projet initial des révolutionnaires était de nommer l’île du nom de Jemappes du nom d’une bataille gagnée en 1792 par les armées révolutionnaires, quand leprojet de décret fut présenté à Monge, il raya Jemappes pour mettre la Réunion à la place. Par la suite l’île fut baptisée Bonaparte en 1803 puis à nouveauîle Bourbon à la seconde restauration en 1815 puis définitivement île de la Réunion en 1848 année de l’abolition de l’esclavage.

Même si le nom de la Réunion est un beau symbole des différentes communautés qui vivent en harmonie sur l’île ce n’est pas ce qui aconduit à lui donner ce nom. Plusieurs hypothèses s’affrontent pour expliquer ce choix, ça pourrait correspondre à la réunion des fédérés de Marseille et des gardes nationaux parisiens le 10 août 1792 lors de la marche sur le palais des Tuileries ou bien ce nom pourrait avoir un rapport avec la franc maçonnerie,puisque Gaspard Monge était franc maçon comme beaucoup de leaders révolutionnaires à l’époque. Le fait est que ce choix reste un mystère.

 

Photographie 1 : Décret de la Convention changeant le nom de l’île Bourbon en celui de l’île de La Réunion (Document de la bibliothèquedépartementale de la Réunion)

 

La période de l’esclavage et de l’engagisme

Pour accélérer le développement de l’île, très tôt la traite négrière fut instaurée pour fournir des contingents d’esclaves africainset malgaches. Dès 1689, on compte 113 esclaves pour 212 habitants. En 1794 la convention signa le décret « qui abolit l’esclavage des nègres dans les colonies »[17] il ne sera jamais appliqué à la Réunion car les autorités locales refusèrent le débarquement des représentantsdu gouvernement français chargés de faire appliquer la décision. L’esclavage ne fut finalement aboli dans les colonies qu’en 1848, le 27 avril 1848 Victor Schoelcher, sous secrétaire d’État à la Marine et aux colonies, signe le décret de son abolition[18]. Il envoie à la Réunion Joseph Sarda Garriga qu’il nomme commissaire général dela République  et lui charge de faire appliquer le décret, ce qui fut fait officiellement le 20 décembre 1848. On compte alors 60000 esclaves sur 103000 habitants, à ce propos on se référera à la thèse de Gilles Gérard, aujourd’hui anthropologue et historien, sur la famille esclave à Bourbon[19] ainsi qu’au livre de l’historien réunionnais Sudel Fuma[20]. On notera également que le 20 décembre est maintenant un jour férié à laRéunion où on célèbre la « fêt caf » (la fête des cafres).

 

Photographie 2 : Décision d’application de l’abolition de l’esclavage à la Réunion signée par le commissaire général Joseph Sarda-Carriga (source http://goutanou.re/histoire-de-la-cuisine-a-la-reunion-introduction/les-engages/)

 

Le 20 décembre 1848 ne marque pas toutefois la fin de toute servilité car dans le même temps Sarda Garriga prend des mesures pourrendre le travail obligatoire pour tous les affranchis ! Tout individu doit pouvoir présenter aux autorités un contrat de travail sous peine d’être arrêté. C’est notamment l’objet des arrêtés du 17 février et du 6 décembre 1849 renforcé par le décret du 13 février 1852 promulgué par Louis Napoléon Bonaparte et des divers actes juridiques pris par les successeurs de Sarda-Garriga. L’arrêté du 31 décembre 1852 impose aux affranchis les privant de leur libertéde manœuvre en les empêchant de s’éloigner à plus d’une journée de leur domicile sans autorisation de leur employeur. Néanmoins seulement 27000 anciensesclaves contractent un engagement, pour pallier au manque de main d’œuvre les grands propriétaires terriens font alors appel à des engagés volontaires venantd’abord Afrique, de Madagascar puis de Chine, d’Inde, de Malaisie, de Polynésie et même d’Australie.

Ce système engagiste ne prendra fin que peu avant la seconde guerre mondiale. On estime qu’ils sont autour de 100000 dont un grandnombre se sont installés définitivement sur l’île. Aux yeux des historiens, ce système n’est ni plus ni moins qu’un système esclavagiste à peine déguisé.

La départementalisation

L’idée de départementalisation a d’abord été émise par Victor Schoelcher dès 1848, un projet de loi dans ce sens fut même déposé aubureau de l’Assemblée nationale en 1891. Il faudra attendre néanmoins 1946 dans l’euphorie de la victoire sur les nazis pour que la Réunion devienne un département. Elle est alors encore basée sur une économie essentiellement agricole et reste profondément marquée par une forte hiérarchie socio-raciale héritée de la période coloniale et esclavagiste. Les plantations sont à la main d’une classe dominante blanche numériquement minoritaire détentrice despouvoirs locaux et propriétaires terriens appelés localement « gros blancs », elle est formée des descendants des premiers colons français. Del’autre côté de l’échelle sociale on retrouve la classe dominée constituée de travailleurs pauvres sans terres, descendants d’esclaves, « kaf » (dunom cafre) dans la terminologie locale et des travailleurs volontaires engagistes. Plus surprenant on retrouve également dans cette classe des descendants de colons blancs, petits propriétaires terriens ou colons partiaires, appelés localement « petits blancs » par opposition aux« gros blancs » qui vivent de manière misérable de leur production. Le colonat partiaire était un régime courant à la Réunion, le colon exploiteune parcelle sur les terres d’un grand propriétaire en contre partie du versement d’une partie de la récolte et de travaux à réaliser sur la propriété,ce régime procurait des ressources très limitées au colon, il n’était guère plus enviable que celui du serf au moyen âge. Une classe intermédiaire commencenéanmoins à faire son apparition, les engagés chinois abandonnent rapidement le travail ingrat de la terre et se tournent vers le commence de détail où ilsexcellent. On y trouve également les métis qui sont bien souvent les relais de la classe dominante. Cette société post-coloniale offre très peu de perspectives de mobilité sociale, la domination et l’inégalité structurent les relations entre classe dominante et classe dominée. La première fournissant àla seconde les moyens juste suffisants pour survivre dans une bienveillance teintée de paternalisme alors que la seconde lui apporte les moyens deprospérer. Les rapports sociaux entre dominants et dominés sont au fondement de l’intériorisation des inégalités, chacun estimant sa position sociale légitime.

La départementalisation vise à rompre avec le système colonial et toute forme de domination sociale et raciale et de faire des départements d’outre-mer des départements à part entière. La Réunion s’engage alors dans une phase de développement social, économique et sanitaire et de mise à égalitéavec la métropole. Dans un premier temps, l’effort des pouvoirs publics se concentre dans la mise à hauteur et la création des  structures matériellescomme les routes, les réseaux ou les hôpitaux, à une époque où seule la classe dominante vivait de manière décente alors que la grande majorité de lapopulation vivait dans un habitat insalubre et misérable. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir des années 60 et 70, que l’État se lance dans desréformes à même d’avoir un impact sur la structure de la société. Elles touchent les domaines du foncier, de l’éducation, de la protection sociale etdu développement de l’emploi public. La Réunion accède à la modernité qu’à partir des années 80 et voit son économie évoluer avec l’apparition d’unsecteur tertiaire et d’un tourisme balbutiant.

Les effets pervers du rattrapage

Les politiques publiques qui ont accompagné le rattrapage économique, sanitaire et social spectaculaire des années 60 à 80 ont eu deseffets pervers qu’il est encore difficile d’éradiquer aujourd’hui. Les travaux  remarquables de Nicolas Roinsard, sociologue, maître de conférence et dont lestravaux de recherche portent sur les transformations des sociétés françaises de l’Océan Indien occidental (La Réunion, Mayotte) ont mis en évidence l’impactsociologique des politiques publiques, qui bien qu’ayant sorti une large part de la population d’une extrême pauvreté, maintiennent et entretiennent lastructure sociale coloniale[21]. Ce phénomène a commencé dès les années 60, avec la réforme agraire menée par lasociété d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) qui a pour but de mettre fin au système colonial avec des grands propriétaires terriensdominant l’économie locale possédant les terres les plus rentables et des paysans pauvres qui cultivent pour leur propre survie des terres rudes àexploiter. Sociologiquement, on retrouve les grandes familles blanches de la classe dominante parmi les grands propriétaires terriens, les petits blancspauvres parmi les petits propriétaires et les descendants des esclaves et des volontaires engagistes comme main d’œuvre laborieuse et servile essentiellementau service des grands propriétaires terriens. L’action de la SAFER a favorisé l’accès à la propriété, mais les effets sur le long terme sont quelque peumitigés. Les grands propriétaires se sont débarrassés de leurs terres les moins rentables et se sont tournés alors vers des activités nouvelles autrement plusrentables comme l’import/export. Dans le même temps les petits propriétaires et nouveaux propriétaires n’ont jamais atteint la taille critique suffisante pourpouvoir être rentable et sortir de la misère. Le plan de modernisation de l’économie sucrière (PMES) de 1974 à 1982, qui vise à améliorer la productivité de l’industrie sucrière autour de la canne à sucre en concentrant les exploitations et les usines, achève de bouleverser la structure économique etsociale avec une augmentation massive du chômage des travailleurs agricoles et la faillite des petits propriétaires terriens. Avec le déclin du monde rural,la poussée du chômage, les années 70 et 80 sont marquées également par l’envolée de création d’emplois dans la fonction publique avec le développement desservices administratifs. En à peine trois décennies l’agriculture passe ainsi de premier employeur de l’île (43 % de la population en 1960) à unemployeur mineur (7 % de la population en 1990). La baisse de l’emploi agricole, la pression démographique, les femmes qui ont fait leur apparitiondans le monde du travail ont contribué à alimenter et à renforcer sensiblement le chômage. Le développement des emplois tertiaires dans le public et le privé et des activités de commerce et de tourisme ne compense pas les emplois perdus dans le secteur agricole. Il profite du reste essentiellement aux grandspropriétaires terriens dotés de la capacité d’investissement et aux descendants de volontaires engagistes qui assez rapidement s’étaient orientés vers lecommerce de détail, laissant sur la touche le plus souvent les descendants d’esclaves. Les emplois publics sont tenus principalement par desmétropolitains qui s’installent en nombre à partir des années 70 et 80, au détriment des réunionnais de souche moins éduqués voués au chômage ou auxemplois précaires. Ils sont attirés notamment par des primes de toutes sortes, comme la sur-rémunération de 53%, l’indemnité temporaire de retraite qui leurpermet de recevoir une majoration de retraite de 35% pour au moins 15 ans de service effectif sur place, ainsi que des bonifications dites de dépaysementpour chaque période de 3 années passées outre-mer. Ainsi en 1982 alors que les métropolitains ne représentent que 4,1 % de la population, ilsreprésentent 53,4 % de la fonction publique locale. Aimé Césaire sur ce phénomène touchant l’ensemble des départements d’outre-mer parlait de « génocide par substitution » pour évoquer le remplacement des populations locales par des gens venus d’ailleurs. Les politiques publiques, aussivolontaristes soient-elles, n’ont pas pu en l’espace de quelques décennies régler le problème d’éducation et de sous qualification de la populationréunionnaise. Ce problème contribue à entretenir le chômage et d’attirer des métropolitains plus qualifiés et attirés par des revenus majorés. Au finalmalgré l’émergence d’une petite classe moyenne, la structure de la société reste principalement duale, avec d’un côté une classe défavorisée composée dechômeurs, de travailleurs pauvres et de retraités et de l’autre côté une classe favorisée minoritaire composée des grands propriétaires terriens, des commerçants et des agents de la fonction publique.

L’année 1989 marque un tournant avec l’apparition du revenu minimum d’insertion (RMI). Dès sa création près d’un ménage sur deux réunionnais en fait la demande, en fin d’année 1989 un ménage sur quatre en est bénéficiaire soit dix fois plus qu’en métropole. L’impact du RMI est immédiat,dès les premières années l’industrie agricole sucrière est marquée par une pénurie de main d’œuvre. Les travailleurs pauvres préférant rester à la maisonet vivre de peu des allocations plutôt qu’à s’éreinter dans des emplois aux conditions de travail dignes d’un autre temps pour un salaire de misère à peineéquivalent au montant total des prestations sociales et qui ne leur offrent strictement aucune perspective d’évolution sociale. Le RMI maintenant remplacépar le revenu de solidarité active (RSA) a profondément modifié le rapport au travail. Toute une frange de la population s’installe durablement dans l’assistanat, alors qu’une autre profitera du développement des emplois aidés dans les années 90 et 2000 qui représentent près d’un emploi salarié sur trois.Via ce dispositif, c’est également le chômage indemnisé qui prend son envol, le nombre de chômeurs indemnisés est multiplié par trois dans la même période detemps. Dans le même temps, la pénurie de main d’œuvre peu qualifiée a conduit au développement de l’immigration de population mahoraise. Cette communauté estglobalement rejetée par la population locale notamment par la classe défavorisée native car elle entre directement avec elle en concurrence pourl’attribution des prestations sociales, leur arrivée est marquée par l’apparition de tensions communautaires et par la réapparition de larges bidonvilles qui avaient disparu depuis peu. Dans la pratique d’après le recensement de la population de 2013 mené par l’INSEE[22] les populations d’origine mahoraises sont très majoritairement inactives et bénéficient largement desminimas sociaux.

Les politiques publiques depuis les années 60 jusqu’aux années 2000 ont contribué à réduire nettement les inégalités mais ont maintenula structure sociale héritée de l’ère coloniale. Il existe toutefois une différence, auparavant la classe défavorisée dépendait des grands propriétairesterriens, maintenant elle dépend de l’État providence et des élus locaux qui distribuent des emplois aidés et les subventions pour maintenir une paixsociale fragile.

L’action déterminante de Michel Debré dans le développement de l’île

Une politique publique volontariste de rattrapage a accompagné le développement des départements d’outre-mer. Pour la Réunion ilfaut noter l’action centrale de Michel Debré qui fut député de l’île de la Réunion de 1963 à 1988 et gardait un certain poids dans les couloirs parisiensdu pouvoir. Il s’est attaché personnellement à sortir la Réunion de la misère dans laquelle le plupart des réunionnais vivaient qui le scandalisait.

Photographie 3 : Michel Debré en campagne pour les législatives à Saint-Denis de LaRéunion en 1963 (source https://la1ere.francetvinfo.fr/2013/12/13/50-ans-du-bumidom-nous-attendons-vos-temoignages-94247.html)

 

Il n’hésitait pas à donner de sa personne et aller taper du poing dans les administrations centrales pour que les dossiers avancent. Sonaction est également motivée par sa volonté de supprimer au peuple réunionnais toutes tentations d’indépendance alors que l’Algérie venait d’acquérir sonindépendance au prix d’une guerre sanglante qui ne dit pas son nom, d’autant que le parti communiste réunionnais créé en 1959 par Paul Vergès, très puissant à l’époque, avait des velléités d’autonomie. Michel Debré conduira une lutte acharnée à la fois sur le plan du développement mais également sur le planpolitique pour contrer l’influence du parti communiste réunionnais (PCR) parfois au prix de méthodes assez peu démocratiques. On citera par exemple l’ordonnance n°60-1101 du 15 octobre 1960 relative au rappel d’office par le ministre dont ils dépendent,des fonctionnaires de l’État en service dans les DOM et dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public[23], dite ordonnance Debré. Cette ordonnance prise dans le contexte de la guerre d’Algérie permettra d’exiler en métropole lesfonctionnaires sur leur seule appartenance au PCR, y compris ceux natifs de l’île, elle touchera au total 2 métropolitains et 11 réunionnais. À la décisiond’expulsion, les intéressés n’avaient que deux semaines pour quitter le territoire, rien n’étant organisé à leur arrivée en métropole. Leur retour nesera possible qu’en 1972 à la suite d’une grève de la faim des réunionnais et antillais exilés, l’ordonnance ne sera abrogée qu’en octobre de cette mêmeannée.

Photographie 4 : Les exilés réunionnais à leur départ à l’aéroport de Gillot le 5 septembre1961, on reconnaît Paul Vergès leader du PCR (2ème à gauche en arrière plan avec des lunettes) venu les soutenir (source https://www.clicanoo.re/Societe/Article/2018/09/08/LOrdonnance-Debre-en-questions_548106)

 

Une autre mesure, aujourd’hui très discutée, fut sa lutte contre la démographie galopante avec la création du Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer (BUMIDOM). Le BUMIDOM est à l’origine du départ pendant une quinzaine d’années des 2/3 d’une classe d’âge. Cette force vive de la population réunionnaise a été dans le même temps substituée par une population de non natifs essentiellement métropolitains plusqualifiés comme le montre l’illustration ci-dessous.

Illustration 2 : Soldes migratoires intercensitaires sur le lieu de naissance des natifs et nonnatifs (source INSEE)

Cela illustre d’autant plus la pensée d’Aimé Césaire quand il parlait de « génocide par substitution ». Le BUMIDOM est également à l’origine de la déportation des jeunes réunionnais vers la Creuse et les autresdépartements métropolitains victimes d’exode rural[24]. Pour lutter contre la surpopulation, l’État sous l’impulsion de Michel Debré, a organisé entre 1963et 1982 la déportation forcée d’au moins 2150 enfants arrachés à leur famille pour repeupler les départements ruraux métropolitaines victimes de l’exoderural. L’État a reconnu officiellement[25] tardivement ce scandale. Toujours dans le cadre d’une politique pour lutter contre une natalité galopante, l’État a encouragé l’avortement dans les départements d’outre-mer alors que cette pratique est interdite et criminaliséeen métropole. À la Réunion, au début des années 70, des milliers d’avortements et de stérilisations forcés furent pratiqués sur des motifs futiles sans le moindre consentement des intéressées[26].

À cette époque, l’État a pu profiter d’une population encore peu éduquée, ignorante de ses droits fondamentaux et d’une classepolitique locale complice et passive aux ordres de la métropole. On peut noter également le rôle prépondérant de l’Église qui a pesé de tout son poids sur une population très pratiquante pour maintenir l’ordre établi et qui pouvait être complice du pouvoir en place. En cette période d’anti communisme primaire exacerbé par la guerre froide, rappelons que l’Église interdisait l’accès à ses églises  aux communistes, on affichait également à la porte des églises le reniement de ceux qui reconnaissaient leur erreur ! Les enfants victimes du BUMIDOM une fois arrachés à leur famille transitaient d’abord dans desinstitutions religieuses avant de partir en métropole. Les religieux ne pouvaient ignorer que ces enfants n’étaient pas des orphelins. Le particommuniste réunionnais (PCR) était une des rares (si ce n’est la seule) voix discordante pour dénoncer les injustices, il a été réduit au silence avec desmoyens dignes d’une dictature. Rappelons que la violence était monnaie courante lors des élections, les mandataires communistes étaient expulsés des bureaux devote de force pour mieux dissimuler les fraudes électorales massives qui avaient cours à l’époque. Durant les municipales de 1965 les scores au premiertour de plus de 90 % au bénéfice du pouvoir en place n’étaient pas rares. Les violences plus ou moins organisées et a minima tolérées par les autoritéss’accompagnaient de matraquages de militants et pouvaient aller jusqu’au meurtre ! La censure officielle dont le PCR faisait l’objet n’a été levéequ’en 1981 à l’élection de François Mitterrand. Encore aujourd’hui bien des personnes âgées à la Réunion ayant connu ce climat de violence extrême n’osentpas aller voter.

Quelle que soit la part d’ombre de la politique qu’a pu mener Michel Debré pendant 25 ans, on ne peut nier qu’il a éprouvé une affectiontoute particulière pour la Réunion et en conduisant la politique qu’il jugeait la meilleure pour le développement de l’île, politique qu’il a décrite dans sonouvrage « une politique pour la Réunion »[27]. Il en reste pas moins qu’il a eu une action déterminante dans la réduction drastique des inégalités. Toutefoisdes écarts importants étaient sciemment entretenus entre les politiques sociales et familiales métropolitaines et celles des départements d’outre-mer.Le secrétariat d’État aux départements et territoires d’outre-mer Olivier Stirn affirme alors en 1976 que « les données socio-économiques locales des Dom, leurs contraintes démographiques et leurs structures familiales ontconduit à une politique spécifique d’aide à la famille et aux enfants ». Ainsi, les allocations de logement ne sont étendues aux départementsd’outre-mer qu’en 1976 et les allocations sociales qu’en 1980. Il faudra encore des décennies pour que l’on passe d’une politique de discrimination à unepolitique de presque égalité.

Un rattrapage en panne

Aujourd’hui la Réunion revient de loin, en l’espace d’une génération elle est passée d’un état avec toutes les caractéristiques d’un paysd’extrême pauvreté (forte mortalité infantile, faible espérance de vie, fort analphabétisme, infrastructures insuffisantes voire inexistantes et économierurale) à celui de pays développé   bénéficiant de tous les avantages que peut apporter la modernité.

Toutefois, comme on le verra plus loin dans le document, le rattrapage économique et social à marche forcée va marquer le pas dans lesannées 90 et ne parviendra plus à gommer les inégalités. Les différentes politiques publiques qui vont se succéder seront inefficaces. Ellesmaintiendront de fait un fragile équilibre social en confortant la structure sociale et raciale héritée de l’ère coloniale avec une pauvreté qui devientchronique et un ascenseur social en panne.

La Réunion reste le département français le plus inégalitaire par bien des côtés, la société réunionnaise est en crise et la crainte de l’explosion sociale se renforce. Malgré cela on assiste à un désengagement de l’État laissant le soin aux élus locaux de prendre de lahauteur et faire face à leurs responsabilités alors qu’ils sont loin de disposer des marges de manœuvre suffisantes pour révolutionner le système etchanger de paradigme.

Le poids de l’origine sociale dans l’égalité des chances

La société réunionnaise marquée par un déterminisme social hérité de l’ère coloniale continue à favoriser les plus aisés au détriment desplus pauvres et modestes privés de tout espoir de mobilité sociale et rend illusoire toute égalité des chances. Les spécificités institutionnelles, politiques, sociales et physiques de la Réunion, son histoire, font-elles qu’aujourd’hui encore un individu a moins de chances de réussite à la Réunionplutôt qu’en métropole et notamment en raison de son origine sociale ?

C’est à cette question que ce mémoire a l’ambition de répondre. Pour cela il dresse dans une première partie le constat desinégalités par rapport à la métropole et les freins à leur réduction ainsi que leurs conséquences néfastes sur la société réunionnaise. La seconde partieexpose les acteurs et les pistes de réduction de ces mêmes inégalités qui ont un impact direct sur l’amélioration de l’égalité des chances, en exploitantnotamment les atouts intrinsèques de l’île et en faisant évoluer pour une meilleure efficacité les politiques publiques et les institutions.






[17] « Décret du 4 février 1794 (du 16 pluviôse an II) qui abolit l’esclavagedes nègres dans les Colonies », consulté le 27 octobre 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000844525&dateTexte=.

[18] « Décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage dans lescolonies et possessions françaises », consulté le 27 octobre 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000295898&dateTexte=.

[19] Gilles Gérard, « La famille esclave à Bourbon » (phdthesis,Université de la Réunion, 2011), consulté le 6 septembre 2018, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01038011/document.

[20] Sudel Fuma, L’esclavagisme à La Réunion, 1794-1848 (Paris : Saint-Denis: L’Harmattan ; Université de La Réunion, 1992).

[21] Nicolas Roinsard, « Pauvreté et inégalités de classe à la réunion. Lepoids de l’héritage historique », Études rurales, 16 mars 2014, consulté le 15 mai 2018, http://journals.openedition.org/etudesrurales/10180.

[22] « Plus de 8 Réunionnais sur 10 sont natifs de l’île - Insee Flash Réunion- 73 », consulté le 16 août 2018, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2129130.

[23] « Ordonnance n°60-1101 du 15 octobre 1960 relative au rappel d’office parle ministre dont ils dépendent, des fonctionnaires de l’État en service dans les DOM et dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public », consulté le 12 mai 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000339698&categorieLien=id.

[24] Philippe Vitale, Wilfrid Bertile, Prosper Eve, Gilles Cauvin., « Étude dela transplantation de mineurs de la Réunion en France hexagonale 1962-1984 », 2018, consulté le 5 octobre 2018, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/184000184.pdf.

[25] « Texte adopté n° 300 - Résolution relative aux enfants réunionnaisplacés en métropole dans les années 1960 et 1970 », consulté le 9 mai 2018, http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0300.asp.

[26] Françoise Vergès, Le ventre des femmes: capitalisme, racialisation, féminisme, Collection « Bibliothèque Albin Michel idées » (Paris: Albin Michel, 2017).

[27] Debré Michel, Une politique pour la Réunion (Plon, 1974).