FUNIX

Les inégalités entre l'outre-mer et la métropole : cas particulier de l'île de la Réunion


Partie 1

Une évolution nécessaire du modèle socio-économique sous forte contrainte

Partie 2

Les leviers de réduction des inégalités

Conclusion


Introduction

Conclusion



Les progrès accomplis depuis la départementalisation sont spectaculaires, la Réunion est passée en quelques décennies à peine du stade d’un pays avec toutes les caractéristiques du tiers monde à un pays moderne et développé. Pourtant des écarts et des inégalités subsistent encore qui font de la Réunion de loin le département français le plus inégalitaire par bien des côtés. Alors que les politiques publiques ont su faire preuve d’une relative efficacité entre les années 60 et 80 sous l’impulsion sans doute de Michel Debré, sortant une grande partie de la population de la misère, depuis les années 90 elles ne parviennent plus à réduire les inégalités. Les politiques publiques se sont enchaînées en fonction des changements de majorité, de réponses immédiates à l’actualité du moment, incohérentes entre elles, sans continuité ni suivi et évaluation. Malgré la volonté politique affichée, l’argent public dépensé, les dispositifs fiscaux et réglementaires, elles n’ont jamais permis de favoriser le développement d’une économie endogène créatrice d’emplois pas plus que le maquis d’agences et d’associations interprofessionnelles montées sous l’égide des collectivités locales. Tout au plus elles sont parvenues à maintenir un fragile équilibre social en évitant qu’une plus grande frange de la population bascule dans la pauvreté et se contentent de la gérer. Pire encore elles ont contribué à entretenir une structure sociale inégalitaire avec sa classe dominante et ses élus qui n’ont pas toujours intérêt à ce que les choses évoluent. Nul doute qu’en appliquant à la Réunion avec son substrat historique et social bien particulier, les recettes et les règles du modèle métropolitain dans le pur esprit jacobin qui anime l’État français, il était audacieux de penser que la greffe pouvait prendre sans bouleverser durablement la société réunionnaise. Le rattrapage par rapport à la métropole par copier coller porte en lui la genèse des difficultés que connaît encore le département. Les choses auraient été peut être différentes si on avait envisagé un développement spécifique en profitant des atouts locaux et en tenant du contexte local quitte à s’écarter quelque peu du modèle métropolitain.

La société réunionnaise aujourd’hui est en crise, la cellule familiale se désagrège, la solidarité des communautés se fissure. Les jeunes générations en perte de repères et de valeurs, nées dans une société de l’abondance et de l’argent facile, ont une capacité bien moindre à supporter les inégalités que leurs parents et vivent très mal le fait d’être exclues de la société de consommation. L’image de la population réunionnaise plurielle, tolérante et vivant en harmonie est aujourd’hui écornée avec une délinquance en nette augmentation, l’apparition de tensions intercommunautaires et la percée historique du front national aux dernières élections présidentielles. Les syndicats ne parviennent plus à fédérer et à contenir la grogne sociale. On peut même s’étonner que l’explosion sociale tant redoutée n’ait pas encore eu lieu, mais le point d’équilibre social vacille aujourd’hui dangereusement.

Pour noircir encore le tableau, on peut rajouter que la Réunion a des handicaps sévères, elle est ainsi exposée à quasiment tous les risques majeurs, elle est isolée et à l’écart des circuits économiques et touristiques. Elle doit également faire face aux défis de la surpopulation, du vieillissement et de la transition énergétique. Malgré cela son économie est dynamique et crée des emplois, même s’ils sont insuffisants pour résorber le chômage. Ses spécificités naturelles, le fait d’être un territoire à la fois français et de l’Union européenne ainsi que la variété de sa population sont toutefois des atouts et autant de facteurs d’attractivité de l’île.

Pour réduire les inégalités, les solutions ne sont pas seulement locales car le problème touche l’ensemble des départements et régions d’outre-mer voire plus globalement la France entière dans des proportions heureusement bien plus mesurées. Le problème est d’abord national et demande une réponse à ce niveau pour engager des réformes structurelles de fond qui auront un réel impact sur le long terme. Même si au plus haut sommet de l’État on partage l’avis sur le constat d’échec des politiques sociales, malgré les annonces, on peut s’interroger sur la volonté du gouvernement de s’engager dans des actions de rupture en repoussant sine die toutes idées d’ouvrir le débat sur les sur-rémunérations ou sur la politique fiscale. On peut déplorer l’opportunité manquée de faire les départements d’outre-mer des champs d’expérimentation de politiques publiques innovatrices qui auraient pu ensuite être appliquées à la métropole. Bien loin de s’accaparer le sujet, le gouvernement actuel renvoie à leurs responsabilités les édites locaux.

Le CESER Réunion dans son rapport sur le projet de loi égalité réelle[309] dressant le constat du désengagement de l’État estimait que c’était « aux domiens de financer eux-mêmes leur égalité réelle ». Ce désengagement est bien parti pour être permanent en étant inscrit dans le projet de constitution qui donnera une bien plus large autonomie aux collectivités locales pour faire plus avec moins déportant sur les élus locaux les choix difficiles et les solutions innovantes dans le carcan réglementaire et législatif français et européen. L’autonomie dont les responsables politiques réunionnais ne voulait pas par attachement à la République française en restant dans le droit commun leur est maintenant imposée contre leur volonté. Dans la pratique cette autonomie est toute relative car les marges de manœuvre des collectivités locales restent extrêmement réduites, elles ne peuvent engager les réformes structurelles qui sont du domaine de compétence de l’État qui pourraient avoir un impact sur la réduction des inégalités. Ce désengagement se traduit également par un moindre soutien financier aux associations, pourtant l’État et les collectivités locales leur ont massivement délégué des pans entiers de services publics notamment sociaux et elles jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la cohésion sociale en étant sur le terrain en prise directe avec la précarité. Ces mêmes associations sont confrontées également à une réglementation galopante et au droit de la concurrence imposé par l’Europe qui les obligent à faire leur révolution au risque de démotiver les bénévoles qui les animent, de mettre en péril leur modèle et d’entraîner une marchandisation du soutien social pénalisante pour les plus démunis.

L’État et les collectivités locales peuvent également compter sur l’Union européenne. Même si les règles et normes européennes qui s’appliquent de plein droit dans les départements et régions d’outre-mer sont souvent vues comme des freins au développement, malgré tout l’Union européenne joue globalement un rôle très positif pour le développement des régions ultra périphériques dont fait partie la Réunion notamment grâce aux fonds dédiés aux régions les moins favorisées d’Europe. Les dernières communications de la Commission sur les RUP laissent penser que les spécificités et les aides dont elles bénéficient vont perdurer même si on peut s’inquiéter du devenir de la taxe de l’octroi de mer qui est une source importante de financement des collectivités locales.

Face au désengagement de l’État, il revient donc aux édiles locaux de prendre leurs responsabilités pour lutter contre les inégalités. Or comme si l'île ne cumulait déjà pas suffisamment de calamités de toutes sortes, pour paraphraser Shakespeare « il y a quelque chose de pourri » à la Réunion, elle est touchée d'un mal pernicieux qui gangrène littéralement tous les pans de la société, diffusé par une minorité de profiteurs portés par l'appât du gain facile et bien situés à tous les échelons du pouvoir et bien au fait du fonctionnement du système pour pouvoir mieux l'exploiter à leur profit dans une relative impunité. Paul Vergès disait[310] que « c’est le système qui corrompt ou décourage (…) beaucoup ne cherchent à développer un secteur économique qu’en fonction de subventions ou de primes (…) ce qui fait le drame de la vie politique réunionnaise, c’est que la bourgeoisie locale n’apparaît pas, dans son ensemble, comme une force de progrès qui pourrait faire avancer la société réunionnaise. Elle est en pleine faillite devant l’opinion ». Cette faillite morale fait des ravages dans la société réunionnaise, elle décrédibilise les institutions et détourne concrètement des fonds publics au détriment du développement économique et du progrès social sans le moindre scrupule quitte même à dégrader la santé des réunionnais (cf. le scandale de l'Aurar ou les ravages causées par un rhum peu taxé, sujets développés plus en amont de ce mémoire), c'est un frein majeur à la réduction des inégalités. Les élus de la Réunion, les élites et acteurs locaux ont beau jeu de dénoncer le colonialisme de l’État et la différenciation qui est faite entre l’outre-mer et la métropole par les instances parisiennes pour s’affranchir de leur responsabilité quant à la réduction des inégalités, il aurait tout intérêt de balayer d’abord devant leur porte. L’État et les pouvoirs publics ne sont cependant pas totalement innocents dans cet état de fait, pendant longtemps ils ont fait preuve d’une certaine indifférence, voire de complicité tacite ou active. De fait en voulant réduire les inégalités entre la Réunion et la métropole on entretient un système qui augmente les inégalités au sein de la population réunionnaise ! Malgré tout, le seuil de tolérance semble être dépassé, à la fois pour la population réunionnaise qui s’est exprimée dans les urnes en faveur de parties populistes et à la fois pour l’État qui ne peut plus décemment laisser faire et laisser perdurer un système dévoyé de l’idéal de développement de la société réunionnaise et qui entretient, voire renforce les inégalités. Cela passe entre autres par une révolution copernicienne qui se traduit par une moralisation du système et de la vie politique locale. Cependant avec la faible marge de manœuvre laissée dans la pratique aux collectivités locales et aux élus locaux, il sera très certainement très difficile de révolutionner le système. Seules des actions coordonnées dans la durée par petites touches en actionnant différents leviers de façon plus ou moins simultanée initiées par les collectivités locales et dans une moindre mesure par l’État pourront réduire les inégalités sur la base d’un système qui continuera à injecter des millions d’euros d’argent public dans des structures diverses et dans une économie maintenue à bout de bras. L’avenir nous dira s’il y aura un retour sur investissement et si ces dispositifs ne se contentent pas de maintenir une économie artificielle dépendante de l’argent public au lieu de soutenir le développement d’une économie endogène qui se veut autonome et créatrice d’emplois pérennes. Loin des yeux, loin du cœur, il se peut aussi bien que le système perdure en l’état et qu’on se contente de continuer à gérer les inégalités en faisant juste ce qu’il faut pour éviter l’explosion sociale. Le passé a montré que l’outre-mer ayant des handicaps structurels majeurs, seule une politique nationale pouvait assurer son développement, ce fut le cas pour la Réunion, mais également pour la Guyane notamment grâce à l’installation du centre spatial de Kourou qui a permis son décollage économique et en débordant du cadre des départements d’outre-mer de la Polynésie Française avec le centre d’essais du Pacifique chargé de réaliser les essais nucléaires français. Cependant malgré l’affichage officiel du gouvernement en faveur d’un relatif statu quo sur les avantages concédés à une frange de la population en outre-mer qui ne se justifient plus, on peut observer que ses services œuvrent sûrement mais lentement à la suppression de tous ses avantages indus qui creusent les inégalités, évitant ainsi au gouvernement une confrontation avec des élus locaux incapables de voir plus loin que leurs prochaines élections.

Au final malgré cette pointe d’espoir d’un rebond et d’une récente et timide reprise en main des services de  l’État, on peut dresser le constat amer que le système politique et social qui prévaut sur l’île est appelé à persister encore longtemps avec l’élargissement de l’autonomie des collectivités. L’hérédité sociale continuant à orienter le destin des individus. L’égalité des chances tant vantée dans nos sociétés démocratiques est malheureusement une illusion et la naissance dans une famille pauvre constitue un handicap sévère pour espérer gravir les échelons de la réussite sociale. Tout au plus on peut se réjouir qu’à la Réunion le rattrapage des années 70 80 a étendu la classe des grands privilégiés, qui ne se limite plus seulement aux descendants historiques des grands propriétaires terriens et a créé une classe moyenne au grand bénéfice de toutes les communautés, à l’exception notable toutefois des descendants directs d’esclaves noirs qui restent dans leur grande majorité touchés par la précarité. Ce déterminisme en fonction de son origine sociale est loin d’être spécifique à la Réunion, il se généralise à l’ensemble de la métropole, où un jeune issu de l’immigration vivant en Seine Saint Denis aura également le même handicap et ses chances de réussite réduites. Malgré les actions qui ont pu être menées notamment au travers de la loi sur l’égalité des chances[311], aujourd’hui encore d’après France Stratégie, en France « un enfant de cadre supérieur a 4,5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aux 20 % les plus aisés (…) L’origine sociale a un effet très discriminant sur l’accès à un niveau de vie élevé mais aussi sur le risque de faire partie d’un ménage pauvre». Dans son rapport « nés sous la même étoile ? Origine sociale et niveau de vie »[312] France Stratégie reprend à son compte un titre du groupe marseillais IAM[313], dont les paroles évoquent ce déterminisme social : « La vie est belle, le destin s’en écarte/Personne ne joue avec les mêmes cartes (…) Pourquoi fortune et infortune ? Pourquoi suis-je né les poches vides, pourquoi les siennes sont-elles pleines de thunes ? ». Dans le même ordre d’idée, un récent rapport de l’OCDE[314] affirme pour la France qu’il ne faut pas moins de six générations pour qu’un descendant de famille pauvre (dans l’échelle de revenu des 10 % les plus bas) accède à la classe moyenne avec un revenu dans la moyenne ! À peine 17% des enfants de parents non diplômés font des études supérieures, alors qu’ils sont 60% issus de parents ayant un diplôme supérieur, or l’étude fait un lien direct entre faible niveau d’éducation et pauvreté. La faible mobilité sociale n’est donc pas spécifique aux départements d’outre-mer et en particulier à la Réunion.

Ce qui fait la particularité de la Réunion, c’est la concentration dans un espace exigu d’un panel d’inégalités extrêmes où l’abondance et la richesse côtoient une large misère contrairement à la métropole ou la pauvreté est moins visible, touchant une proportion bien moindre de la population et donc plus diffuse et groupée dans des ghettos modernes isolés du regard d’une société qui choisit de les ignorer. Ce qui fait également la spécificité de la Réunion c’est la prolifération des dérives et des affairistes en tout genre à tous les niveaux et dans tous les domaines qui pervertissent le système en toute impunité au détriment des défavorisés qui se retrouvent les dindons de la farce.

Comme le disait Aznavour dans sa célèbre chanson Emmenez-moi[315], « il me semble que la misère serait moins pénible au soleil », la pauvreté et ses effets y sont sous estimés et les politiques publiques gèrent a minima cette cohabitation dangereuse qui porte pourtant en elle les germes d’une explosion sociale qui aurait un effet dévastateur sur la société réunionnaise et marquerait l’échec patent de décennies de politiques sociales. Le risque d’un effet boule de neige en métropole n’est toutefois pas garanti, les populations défavorisées en métropole, partageant le sentiment que la misère est moins pénible au soleil, ne seront pas forcément solidaires de leurs homologues réunionnais. En revanche il est à peu près certain que le sentiment général d’ostracisme à l’encontre de l’outre-mer en sortirait considérablement renforcé. L’autre risque majeur est celui du refus des institutions et du système par une population, qui ne se limite plus seulement aux seuls défavorisés, exaspérée des affaires et qui s’exprimerait en poussant au pouvoir des groupes politiques populistes qui se nourrissent de la pauvreté et qui ne sont pas spécialement réputés pour favoriser la cohésion sociale et le développement économique et donc la réduction des inégalités.





[309] CESER Réunion, « Rapport du Conseil Économique, Social et Environnemental Régional de la Réunion sur le rapport Lurel sur l’égalité réelle outre-mer », 13 juillet 2016, consulté le 18 mai 2018, https://www.ceser-reunion.fr/fileadmin/user_upload/tx_pubdb/archives/16.07.13_Avis_projet_loi_Eg._reel._adoption_Bureau.pdf.

[310] Paul Vergès et Brigitte Croisier, D’une île au monde: entretiens avec Brigitte Croisier (Paris: Editions Harmattan, 1993).

[311] « Loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances », consulté le 7 septembre 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000268539.

[312] « Nés sous la même étoile ? Origine sociale et niveau de vie » (France Stratégie, juillet 2018), http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-na68-nessouslamemeetoile-05-07-2018.pdf.

[313] IAM Officiel, IAM - Nés sous la même étoile (Clip officiel), consulté le 7 septembre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=rn_UjJN3YQU.

[314] « A broken social elevator how to promote social mobility », 7 juillet 2018, consulté le 7 juillet 2018,  http://www.oecd.org/france/social-mobility-2018-FRA-EN.pdf.

[315] Aznavour Charles, « Aznavour - Emmenez-moi », YouTube, consulté le 1 octobre 2018, https://www.youtube.com/channel/UCIvhgJ6zxpvaFTJqphye62w.